En Cisjordanie occupée, une nouvelle génération de Palestiniens renoue avec la résistance armée
Une situation qui "menace de devenir incontrôlable", alerte l'ONU. Le 3 juillet, l'armée israélienne a lancé une "vaste opération antiterroriste" dans la ville de Jénine. Au moins 12 Palestiniens y ont été tués, selon les autorités palestiniennes. Les frappes ont visé des centres opérationnels de la Brigade de Jénine, un groupe de combattants palestiniens accusés de terrorisme par Israël.
Comme la Brigade de Jénine, d'autres bataillons de combattants palestiniens se sont constitués ces derniers mois dans les territoires palestiniens. A Naplouse, il s'agit de la Fosse aux lions (aussi appelée "Repaire" ou "Tanière"). A Balata, dans le plus grand camp de réfugiés de Cisjordanie, une brigade du même nom est née. Près de Jéricho, les combattants se regroupent sous la bannière de la Brigade Aqbat Jabr. Leurs membres n'affichent aucune affiliation politique et voient dans la lutte armée l'ultime moyen de résister face à l'occupation israélienne.
L'opération de l'armée israélienne à Jénine est la dernière d'une longue série en Cisjordanie, territoire palestinien occupé depuis 1967 par Israël. Selon le Centre palestinien pour les droits humains, à la mi-juin, Israël avait mené 4 803 incursions en Cisjordanie depuis le début et de l'année et au moins 190 Palestiniens ont été tués selon un décompte de l'AFP.
Visés par l'armée israélienne
Et les opérations des forces armées israéliennes prennent parfois des formes surprenantes. En février, des soldats israéliens se sont déguisés en civils palestiniens et en éboueurs pour se rapprocher des membres de la Fosse aux lions à Naplouse, raconte le documentaire La Guerre des collines, diffusé sur Arte. Ils sont montés sur les toits et ont abattu trois militants de la brigade. "Ils doivent savoir que nous les atteindrons où qu'ils se trouvent", avait déclaré en octobre 2022 le Premier ministre israélien Yaïr Lapid, après que des raids de l'armée ont visé des infrastructures de ces bataillons palestiniens.
Selon Israël, ce type d'opération mené dans le cadre de l'opération "Briser la vague", qui vise à éliminer la résistance armée palestinienne, est une réponse aux attaques contre des civils et des militaires israéliens. Depuis le début de l'année, 26 Israéliens ont été tués, selon un décompte de l'AFP.
En 2022, un dirigeant de la Fosse aux lions, Wadih Al Houh, a été tué après avoir été impliqué dans plusieurs attentats terroristes contre des cibles israéliennes dans la région de Naplouse, rapporte The Times of Israel. En août de la même année, l'un des visages les plus connus de ces groupes de combattants, Ibrahim Al-Nabulsi, de la Fosse aux lions, a été tué par les forces israéliennes à l'âge de 18 ans. Il avait tiré sur un officier et sur des colons israéliens, sans les tuer, rappelle Le Monde. Les funérailles du jeune combattant ont rassemblé des milliers de personnes à Naplouse, et son visage de "martyr", comme celui d'autres combattants, orne depuis les rues de la ville.
Encensés sur les réseaux sociaux
Pour ces combattants nés pour la plupart dans les années 2000, les réseaux sociaux font partie de la stratégie de résistance. Sur Tiktok, Ibrahim Al-Nabulsi avait ainsi construit sa légende et se faisait appeler "Abou Fateh", en référence à un commandant tué durant la seconde Intifada (2000-2004), relève Le Monde. Sur sa chaîne Telegram, dont le logo est le dôme du Rocher à Jérusalem entouré de fusils d'assaut, la Fosse aux lions partage des messages et des vidéos glorifiant ses faits d'armes à ses plus de 200 000 abonnés. Cagoulés, vêtus d'habits noirs, les combattants défilent à Naplouse ou Jénine, portant des gilets pare-balles et des armes à feu.
"Nous sommes des jeunes révolutionnaires, il n'y a pas de décisions politiques derrière notre résistance, assure Zankaloni, 22 ans, leader de la Brigade Balata, sur France 24. On veut garder le pouvoir de décision entre nos mains."
"Si j'étais affilié au Fatah, on aurait besoin d'une décision politique pour se battre ou pour tirer. (...) Mahmoud Abbas [président de l'Autorité palestinienne] interdit de tirer sur les Israéliens."
Zankaloni, leader de la Brigade Balataà France 24
Selon Israël, ces brigades ne sont pas aussi indépendantes qu'elles le prétendent. D'après l'Etat hébreu, la Brigade de Jénine est soutenue par l'Iran et compte dans ses rangs des membres du Hamas, qui contrôle la bande de Gaza, du Jihad islamique et du Fatah.
"Ils peuvent venir de différentes factions politiques, comme le Fatah, le Hamas ou le Jihad islamique. Mais ils combattent ensemble, sans étiquette", explique Khaled Abu-Qare, un activiste palestinien de 28 ans, à franceinfo. "Ils attirent de plus en plus de membres. Certains sont mariés, d'autres ont des enfants... Ils savent que leur combat peut les amener à la mort ou la prison", poursuit cet habitant de Ramallah.
Younis, militant palestinien à Ramallah, observe depuis longtemps l'activité de ces brigades : "Ses membres communiquent entre eux, ils utilisent des radios. Ils défendent les habitants des raids israéliens, inspectent les gens qui rentrent dans les quartiers", décrit-il à franceinfo. On ne sait pas exactement d'où viennent leurs armes et où ils s'entraînent." Selon le Jerusalem Post, les armes viennent du Hezbollah au Liban, de Syrie ou d'Irak. D'autres sont volées à l'armée israélienne et réintroduites clandestinement en Cisjordanie.
Quoiqu'il en soit, ces brigades sont très populaires. Selon une étude publiée par le Centre palestinien de recherches sur les politiques et les sondages en décembre 2022, 72% de la population les soutient. "Ils sont compris, car ils expriment le désespoir de tout un peuple", suppose Younis.
Désabusés par la situation
Car ces combattants appartiennent à une génération privée de toutes perspectives. Nés bien après les accords d'Oslo en 1993, qui prévoyaient une transition de cinq ans pour trouver un accord de paix, ils "ont été bercés d'illusions", pointe Inès Abdel Razek, directrice exécutive de l'ONG Palestine Institute for Public Diplomacy. "Leurs parents avaient donné une chance au processus de paix, mais eux voient bien que ces promesses ont été dévoyées. Les négociations de paix n'ont fait que renforcer l'apartheid et la violence du régime israélien contre eux", soutient-elle.
"Cette génération n'attend plus la validation de la communauté internationale pour résister. Elle se bat par tous les moyens, violents et non-violents. C'est une stratégie de survie et d'autodéfense."
Inès Abdel Razek, directrice exécutive de l'ONG Palestine Institute for Public Diplomacyà franceinfo
Depuis les accords d'Oslo, les vagues de violences se sont succédé dans les territoires palestiniens. Il y a eu la seconde intifada au début des années 2000 puis d'autres embrasements similaires en 2015, 2017, 2021. Depuis 2008, 6 327 Palestiniens ont été tués dans le cadre de l'occupation israélienne, contre 408 Israéliens, rapporte l'ONU. "On ne peut pas comparer la violence de l'Etat israélien, l'occupant, à celle des Palestiniens. Ces derniers sont privés de leur liberté et droits fondamentaux", pointe toutefois Inès Abdel Razek.
"Vivre sous l'occupation, c'est ne pas pouvoir se loger, se déplacer librement", rappelle Khaled Abu-Qare. En 2002, un mur de plus de 712 km a été érigé entre la Cisjordanie et Israël, limitant la liberté de mouvement des Palestiniens. Selon l'ONU, 593 barrages routiers ont été installés entre les territoires, la plupart visant à protéger les colons israéliens. Quelque 2 millions de Palestiniens vivent en insécurité alimentaire, Israël gère 85% de leurs ressources en eau et 61% de la Cisjordanie leur est inaccessible.
Depuis 2009, 9 575 maisons appartenant à des Palestiniens ont été détruites, relèvent les Nations unies. En 2017, une loi a notamment permis aux Israéliens d'exproprier, contre compensations, des propriétaires palestiniens en Cisjordanie occupée afin de légaliser des colonies dites "sauvages", étaye Le Monde.
"Si tu veux aller de Ramallah à Bethléem, tu ne sais jamais combien de temps ça va prendre. Ça va dépendre de l'humeur du moment de l'armée aux checkpoints, de la présence ou non de colons israéliens qui mènent des attaques..."
Khaled Abu-Qare, activiste palestinienà franceinfo
"Aujourd'hui, un jeune qui a grandi à Jénine a des membres de sa famille en prison ou qui sont morts. Il est entouré de checkpoints et de murs, il ne peut pas aller à la mer, à l'hôpital ou travailler librement", décrit Inès Abdel Razek.
"La jeunesse qui a 15-20 ans aujourd'hui a vu que les manifestations non-violentes de ses parents, la création d'ONG, le dialogue, etc. n'ont rien amené", commente le chercheur indépendant Thomas Vescovi. Nombre d'entre eux n'ont jamais voté, la dernière élection datant de 2006. Et leur maigre espoir de changement s'est éteint avec l'annulation des élections législatives en 2021. "Cette absence de perspective politique nourrit ce sentiment que la lutte armée est la seule solution pour contraindre Israël à faire des concessions", analyse le chercheur.
Méfiants vis-à-vis de l'Autorité palestinienne
Face à cet engrenage de violences sans fin, l'Autorité palestinienne, qui administre la Cisjordanie, est impuissante. Mahmoud Abbas, 87 ans, est président depuis 2005 d'une entité accusée de corruption et de népotisme "qui n'a plus de souveraineté dans les faits", rappelait auprès de franceinfo la chercheuse Amélie Ferey. Que cela soit à Naplouse ou à Jénine, "l'armée israélienne entre quand elle veut dans les villes pour mener ses incursions, et l'Autorité palestinienne n'a pas les moyens de contrer quoi que ce soit", décrit Thomas Vescovi.
L'actuel gouvernement israélien, mené par une coalition mêlant la droite et l'extrême droite attise la violence. Bezalel Smotrich, chef du Parti sioniste religieux, est responsable de l'administration civile des colonies de Cisjordanie occupée, une responsabilité jusqu'ici exercée par l'armée. L'un de ses souhaits est l'annexion de la Cisjordanie par Israël. Le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, condamné à de nombreuses reprises pour incitation à la haine, est aussi chef de file du parti Puissance juive, et opposé à un Etat palestinien.
"Ce gouvernement détruit toute forme de stabilité pour les Palestiniens", déplore Ghaith Al-Omari, ancien cadre de l'Autorité palestinienne. Il se souvient de la coopération qui existait entre Israéliens et Palestiniens dans les années 1990. Or, les jeunes nés dans les années 2000 "n'ont vu que la corruption des institutions et les échecs de la diplomatie internationale. Ils ne croient plus en une réconciliation et prennent les armes", déplore-t-il. Pour ce Palestinien, négociateur lors de pourparlers pour la paix dans les années 2000, la "situation est hors de contrôle et sans espoir".
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